CHAPITRE II

Lorin sentit son ventre se comprimer, comme si une main avait empoigné ses entrailles et les avait nouées. Il parla d’une voix rauque.

— Que veux-tu dire ?

Le visage du chef se ferma.

— J’ai rêvé tout ce que tu as fait.

— Qu’a-t-il fait ? demanda avidement Diourk.

Pétrifié, Lorin était incapable de réfléchir. Sans arrêt, une phrase tournait sous son crâne, chassant toutes les autres :

« Les Vangkanas ont découvert mes escapades, ils l’ont mis au courant ! »

Pendant près d’un an, il avait violé un interdit puissant : approcher du cosmodrome. Il avait cru, par la suite, que son statut le protégerait d’un instant comme celui-ci. Et le guide du village savait ! Une accusation devant tout le monde le condamnait à la moquerie et à la suspicion perpétuelles. Jamais il ne pourrait se marier.

C’est à peine s’il entendit la suite des paroles d’Assoudim.

— Ton manquement à la règle n’est désormais plus de saison, puisque nous allons briser définitivement les liens qui nous relient aux hommes mauvais. Nous allons traverser les Terres Profondes, contourner les deux lacs afin de retrouver l’océan, par-delà la grande montagne. Mais cela ne change rien à la faute elle-même. Il y a eu souillure, il faut que tu expies. Par conséquent, je décrète : pendant dix jours à partir de ce soir, tu resteras dans la lande des fumées de rêve. Ce temps écoulé, il te faudra nous rejoindre. Tu seras à la fois le pain et le boulanger, car tu dois pétrir ton esprit comme de la pâte, le faire lever par la connaissance, puis le manger en toi-même pour devenir un homme. À l’issue de cette épreuve, on te mariera. As-tu quelque chose à dire ?

Lorin agita ses lèvres blêmes, mais aucun son n’en sortit. Il se contenta de secouer la tête. Ce qu’il redoutait tant s’était produit. Et la punition était tombée, terrible.

Ce fut Diourk qui intervint.

— Qui surveillera la durée de sa pénitence dans la lande des fumées de rêve ? Là-bas, le temps n’existe pas. Il risque de ne jamais en ressortir.

Assoudim gratta son menton d’une main songeuse. Ses orbites aveugles se posèrent sur Diourk.

— Tu me parais tout désigné pour ce rôle. En dehors du Conseil, qui mieux que toi sait faire suivre nos règles ? Contrairement à ton frère qui s’accroche à l’enfance, tu es assez précoce pour passer à l’âge adulte dès maintenant. Telle est ton épreuve, à toi : escorter Lorin et lui faire respecter le dogme. Je te donne toute latitude pour cette tâche.

Le jeune garçon avait pâli. Il bredouilla :

— Mais… quel trajet suivrez-vous ?

— Le labyrinthe vous guidera.

— Le labyrinthe ? murmurèrent les deux frères en même temps.

Mais Assoudim leur avait tourné le dos, signifiant que la discussion était close. Leur cas à tous deux était réglé. Il avait beaucoup à faire.

Les hommes saisissaient leurs hachettes et cisaillaient sans entrain les filins si péniblement installés. À chaque coup, le radeau vibrait et résonnait, mais Lorin ne ressentait rien. Il était assommé. Allait-il mourir ? La lande des fumées était un endroit maléfique, que beaucoup craignaient. Ce n’était pas son cas, mais il redoutait d’y perdre la mémoire de son nom. Les fumées volaient les pensées.

Diourk s’approcha de lui. Son ton se fit accusateur.

— Qu’as-tu fait, au nom de Lossheb, pour attirer un tel châtiment ?

Lorin nageait en pleine confusion. Il eut la tentation, un bref instant, d’épancher son désespoir dans l’oreille de son frère.

— Si Assoudim n’a pas jugé bon de le dire, c’est que ce n’était pas nécessaire. Je ne désobéis pas en me taisant.

Les yeux de Diourk se contractèrent comme au contact du sel, puis un sourire plissa le trait mince de sa bouche.

— Après dix jours et dix nuits dans la lande ravisseuse de souvenirs, sans doute n’auras-tu rien de plus pressé que me raconter.

Une bouffée de violence enflamma Lorin. Il dut faire un effort sur lui-même pour ne pas s’y abandonner. À tous points de vue, il avait mérité ce qui lui arrivait. À cause de lui, Diourk allait être séparé de la tribu pendant une durée indéfinissable ; il avait de bonnes raisons pour en vouloir à son aîné.

Il éprouva le besoin de s’excuser.

— Tout est de ma faute. Ne m’en veux pas de t’avoir entraîné là-dedans, je…

— Ça ne fait rien, coupa Diourk comme si les sentiments que lui révélait son frère l’effrayaient. Après tout, ton passé t’appartient, si Assoudim en a décidé ainsi. Mon rôle se borne à vérifier que tu ne t’engages pas à nouveau hors des chemins sacrés de la tradition. Moi aussi, je suis à l’épreuve. Bientôt, je serai adulte.

Lorin songea que Diourk n’avait sans doute jamais appartenu à l’enfance.

— Tout cela s’est passé il y a bien longtemps, commença-t-il, avant de réaliser qu’il était inutile de se justifier.

Toute fureur l’avait quitté, il se sentait aussi léger que le radeau libéré de son fardeau. Aucun secret ne l’habitait plus. Sa pénitence accomplie, il redeviendrait un homme à l’image du reste du clan. C’était ce qu’il désirait le plus au monde : redevenir semblable aux autres. La différence était une charge si pesante ! Ce privilège, cette malédiction revenait aux héros des légendes.

Les rameurs avaient pris place sur les pourtours de l’embarcation, et ahanaient en cadence. Les jeunes filles ne cherchaient plus à rire, les garçons à plaisanter. Aucun rythme de tambourin ne résonnait plus. Chacun pensait qu’ils voyageaient pour la dernière fois sur l’immense radeau.

En arrivant près de la côte, les remugles des canaux envasés reprirent leurs droits. Les canaux creusés par les Vangkanas voici des générations empêchaient le bas-marécage d’envahir le delta. Le village s’était édifié autour d’un vieil élardier à moitié creux, dont l’écorce avait depuis longtemps cessé de produire des pelures. Les murs des huttes circulaires étaient en bambou.

Certains clans utilisaient des coraux-minute pour bâtir leurs maisons vivantes, mais ils gardaient le secret de leur savoir-faire en la matière.

Assoudim interdit à Lorin l’entrée du village : il devait partir sans plus tarder, avec pour tout bagage la tunique qu’il portait sur le dos.

— Diourk, ajouta-t-il, toi tu peux prendre autant de provisions que tu le jugeras nécessaire. Tu resteras à la lisière de la lande des fumées, juste au-delà de ses émanations. À l’aube du onzième jour, tu pourras l’appeler. Ensemble, vous entreprendrez votre quête du clan. Car, dès demain, nous serons partis. Ne cherchez pas à suivre nos traces. Fiez-vous au labyrinthe. Avez-vous compris ?

Lorin regarda une dernière fois le cercle de huttes en forme de bottes de foin, disposées autour du vieil élardier aux feuilles luisantes et tristes. Ses yeux se brouillèrent – reverrait-il un jour le vieil arbre ? – et, raidissant l’échine, il s’enfuit en courant presque.

L’éclatement sporadique de fleurs de cristal noir accompagna sa marche vers la lande des fumées. De temps en temps, il se retournait pour vérifier que Diourk le suivait bien à distance. Celui-ci savait qu’il n’avait rien à craindre quant à la loyauté de son aîné : le porteur du labyrinthe accomplirait sa peine, car il est dans la nature de l’être humain de se soumettre aux règles, et cette règle-là s’appliquait aussi à Lorin.

Tout en contournant la baie en direction du cosmodrome, derrière lequel se trouvait la cuvette de brume, il songeait au passé ; au labyrinthe sur son visage qui était un autre lui-même et qu’il n’avait jamais vu. Un jour, il avait essayé de percevoir les lignes du tatouage, en promenant ses doigts sur les reliefs de son crâne, mais il n’avait rien senti qu’une peau lisse et ferme. Il le porterait jusqu’au jour de sa mort. Au moment où la vie le quitterait, le labyrinthe pâlirait et s’évanouirait. Il serait alors temps de refaire un tatouage sur un enfant choisi par le Conseil.

Une brise tiède charriait les relents de vase du bas-marécage tout proche. Une triade d’aranettes, corps vermiculaires sur pattes de faucheux, franchit le chemin suivant la côte. Lorin s’arrêta pour les laisser traverser. Vu le nombre de pattes, le mâle avait quatre ans, la femelle et le eeth cinq.

Il se remit en route, passa au large d’un village de pêcheurs de fer, le clan d’Éodim. Ses mains brûlaient d’avoir hissé les filins.

Vers la fin du jour, il atteignit les abords isolés du cosmodrome.

Le pas de tir étendait son aire surélevée entre le bas-marécage à demi asséché, et la cuvette d’expulsion des gaz des tankers qui formait la lande des fumées. Lorin escalada les contreforts du pas de tir, amas désordonnés d’énormes cylindres de pierre rugueuse qu’on appelait « béton », destinés à contenir le marécage en cas d’inondation des canaux. Des générations d’huîtres de marais y avaient creusé de mystérieuses lithogravures.

Il prit pied sur la plaine rectangulaire, parfaitement plate, plus stérile qu’un désert et striée de lézardes. Des rails d’acier la traversaient par endroits. On avait raconté à Lorin que les Vangkanas fabriquaient cette pierre râpeuse et grise à partir de poudre et d’eau, mais l’hypothèse paraissait peu vraisemblable.

Il dépassa sans s’arrêter de hautes casemates de tôle triste, longeant le bord de la piste dont la digue était léchée par des filets marécageux. Des îlots de métal crevaient la surface fangeuse entre des forêts de joncs et d’anémones de boue, anciens réservoirs sphériques embourbés, encroûtés de corail-minute. Les yeux du jeune homme cherchèrent la présence rassurante d’un fel, mais aucun serpent sacré ne faisait onduler l’étendue verdâtre.

Un peu plus loin, l’aire s’inclinait, pour déboucher sur la lande des fumées. Lorin eut la tentation de pénétrer dans une des casemates et d’y établir son campement pour la nuit, mais les ordres d’Assoudim avaient été formels. Il devait s’enfoncer dans la lande des fumées avant la nuit tombée.

« Je vais attendre Diourk, qu’il assiste à mon entrée dans le lieu maudit. »

La blême Fraad et la masse rubescente de Lossheb descendaient à l’est, sur le bas-marécage. Le grand et le petit soleil avaient été engendrés par Felyos, le Dieu Serpent né du chaos, au sein d’un œuf unique dont Lossheb figurait le blanc et Fraad le jaune fécondé. Felyos les avait revêtus de ses écailles lumineuses, qui les faisaient briller par leur frottement les unes contre les autres. Et leur éclat commun continuerait d’abreuver la terre et l’océan tant que leur ballet amoureux ne se serait pas achevé.

Mais leurs lueurs n’arrivaient pas jusqu’au centre de la lande des fumées, lieu où se pratiquait la magie noire et dans lequel se réunissaient les sorciers malfaisants de tous les clans.

Il se tourna vers la cuvette envahie par un lac de brumes rampantes. À chaque décollage, les vapeurs issues des entrailles des vaisseaux s’accumulaient dans la lande située en contrebas. Là, des monstres et des races des temps anciens prospéraient.

Un sentiment trouble s’insinua dans le cœur de Lorin. Personne ne pénétrait jamais dans la lande des fumées de rêve, à moins d’y être contraint. Quant à y rester dix jours… Saurait-il y survivre ? Il n’avait pas pensé à prendre une arme, Assoudim ne lui en avait pas laissé le temps. Il aurait fallu qu’il s’en fabrique une. Mais il était trop tard pour cela.

Lorsqu’il se retourna, Diourk marchait vers lui, en équilibre sur un des nombreux rails incrustés dans la pierre grise. Une sacoche pendait sur son flanc.

Il s’arrêta à dix pas et sortit un outil de sa ceinture.

— Pour toi, lança-t-il en même temps que l’objet. Assoudim a estimé que tu en aurais peut-être besoin.

Lorin ramassa la petite hache tombée à ses pieds : un éclat de silex inséré dans un manche de dourlo. Diourk restait à distance.

— Est-ce que tu as peur ?

Le ton de sa voix trahissait sa curiosité.

— Bien sûr que non, répondit Lorin, s’apercevant avec surprise qu’il mentait.

Diourk insista :

— Fraad et Lossheb ne pourront pas te regarder. Et les fels ne vivent pas dans la lande des fumées. À la moindre insufflation, la fumée des rêves pénétrera dans ton âme, jusqu’à te faire oublier le goût du temps.

— Je sais tout cela. Et je suis prêt à l’affronter. N’oublie pas de m’appeler quand ma peine sera purgée.

— N’aie crainte, j’attendrai. J’ai pris soin d’emporter des galettes à la farine d’algue pour dix jours.

Lorin tourna des talons et descendit la pente de béton. Peu après, ses jambes barattaient une étrange et lente émulsion, où elles semblaient se dissoudre et renaître sans cesse. Pendant un quart d’heure, il marcha droit devant lui, sans but précis. Des remous agitaient la lactescence de la brume, sans qu’il y ait un souffle de vent. La hachette ne le rassurait qu’à moitié. Puis la silhouette d’une plante épineuse apparut. Lorin se dirigea vers ce point de repère.

Il s’agissait d’un camélia moribond, presque entièrement gainé de corail-minute enraciné dans son écorce, aussi fine et translucide que les écailles d’un poisson. Lorin fut pris de pitié, et il avança la main pour arracher une à une les concrétions de porcelaine rouge et jaune. Avant de se raviser : il allait mal agir, en intervenant dans le cours naturel des choses. C’est ainsi, racontait-on à la veillée, que les hommes avaient attiré le malheur sur leur fortune : en voulant faire ployer la nature à leurs sentiments égoïstes. En sauvant l’arbuste, il tuerait des coraux-minute.

« Allons, lui susurra une voix du fond de son crâne. L’intelligence n’est-elle pas de faire plier la règle aux circonstances ? Si tu sauves cet arbuste, tu permets aussi à d’autres coraux de le parasiter plus tard. Peut-on dire alors que tu contrecarres les desseins de la nature ?

« Les circonstances changent tout le temps : c’est pourquoi les règles ont été inventées, pour combattre le temps qui est le plus grand ennemi du salut de l’homme. Ne dit-on pas que le temps n’existe plus, dans la lande des fumées ? »

Et c’était vrai : depuis qu’il était entré dans la lande des fumées, le temps s’était ralenti, dilaté, comme au commencement du monde. Faisait-il nuit, ou bien jour ? Des lambeaux de brume rosée se confondaient avec le ciel.

Il s’était attendu à un sol détrempé sous ses pas. Or, il n’en était rien. La contrée était sèche et craquelée comme la panse d’une jarre recuite. Pas étonnant qu’il n’y ait pas de fel ici ! Çà et là, des flaques brunâtres rongeaient le sol, semblables à des abcès crevés.

Il était plus prudent de ne pas s’enfoncer plus avant dans la lande. Lorin avisa un banc de rochers violacés, comme des lèvres tuméfiées, faisant le gros dos hors du tapis de brume.

À quelques mètres retentit un grognement. Le cœur de Lorin bondit dans sa poitrine, tandis qu’une odeur singulière hérissait sa peau de chair de poule. Il se demanda si ce parfum ne provenait pas de sa propre peur. Il n’avait pas envie de rejoindre ses ancêtres en ce lieu désolé. Les pêcheurs de fer nourrissaient une crainte maladive de la mort, au point de s’entourer de toutes sortes de précautions et de ne toucher un cadavre qu’avec une extrême répugnance. Les morts étaient enterrés rapidement, dans un endroit que seul les anciens connaissaient.

Lorin attendait, la main crispée sur le manche de sa hachette, un autre grondement. Quoi que ce fût, mieux valait ne pas rester immobile.

« Le temps se sent moins quand on bouge », avaient coutume de dire les chasseurs du clan. Bouger permettait également d’oublier sa peur.

Il grimpa sur l’un des rochers allongés, d’une dureté de marbre. Sur ce petit promontoire, il pouvait voir tout ce qui arrivait. Il s’accroupit sur la roche tiède et veloutée, puis posa la hachette entre ses genoux. Ici, aucune bête ne pourrait le surprendre.

Les yeux mi-clos, il se prépara à l’attente.